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Le Trictrac comparé

Coup d'oeil sur les jeux en général, et comparaison du Trictrac avec ceux qui sont le plus en vogue dans la société

Les jeux de hasard ont été inventés par la cupidité; les jeux de société l'ont été par le désir de s'amuser. C'est la passion qui entraîne vers les uns, on se livre aux autres pour se procurer un passetemps agréable. La soif de l'or domine exclusivement dans les premiers, l'amour-propre et le désir du succès président principalement aux seconds. Les jeux de hasard sont une peste destructive de la société; les autres au contraire en sont le lien, et en cimentent l'union, Les jeux de hasard corrompent la morale, pervertissent la jeunesse, l'entraînent vers tous les excès; les autres, en l'attachant plus particulièrement aux sociétés honnêtes, affermissent en elle les principes qui distinguent et caractérisent ces sociétés, et la mettent à portée d'y puiser des leçons et de recevoir des exemples utiles. Autant on doit s'attacher à inspirer aux jeunes gens l'horreur des jeux de hasard, autant on doit s'efforcer de faire germer en eux le goût des jeux de société, qui ne peut que leur devenir salutaire, en les détournant d'habitudes vicieuses.

L'invention des jeux de hasard n'a pas exigé de la part des inventeurs un grand effort de génie : les moyens les plus simples, les plus prompts suffisent à la cupidité, et flattent même davantage l'ardeur impatiente dont elle est animée. Ceux au contraire qui ont inventé les jeux de société, ne considérant l'intérêt pécuniaire que comme un accessoire, un léger stimulant ajouté à l'amour-propre, ont dû y introduire les combinaisons qui peuvent exercer et occuper agréablement l'imagination, sans trop la fatiguer, et sans oublier que le jeu doit plutôt être un délassement qu'un travail de l'esprit. C'est le but que nous semble atteindre éminemment le jeu de Trictrac. Ses calculs n'ont rien de trop abstrait, et ses combinaisons sont faciles à saisir, surtout quand, par un fréquent usage, on est parvenu à se les rendre familières. Il n'exige pas une attention pénible, il permet même quelques distractions qui reposent cette attention; enfin ce n'est pas un travail, mais une véritable récréation. Le hasard et la science y sont dans une opposition continuelle, et ne cessent de se combattre; souvent le hasard triomphe de la science, mais plus souvent encore celle-ci domine et maîtrise le hasard, ou en affaiblit les atteintes. De cette lutte constante résultent des vicissitudes fréquentes, des catastrophes, des révolutions imprévues; les plus brillantes espérances peuvent être déçues, inopinément détruites par un seul coup de dés et remplacées par le danger le plus menaçant. Aucun jeu, selon nous, n'offre plus d'événements de ce genre; aussi aucun n'excite un intérêt plus vif, plus soutenu, plus varié; et il nous paraît à cet égard l'emporter sur tous ceux qui sont admis dans la société. Pour en établir la preuve, nous allons essayer de le comparer avec ceux qui y sont le plus accrédités.

Le Trictrac comparé avec le Backgammon.

Le Backgammon, auquel les Anglais, dit-on, accordent la préférence sur le Trictrac, ne semble pas à beaucoup près mériter cette préférence; il est intéressant à la vérité, mais combien cet intérêt est faible comparé avec celui qu'offre le Trictrac! Au Backgammon, le but consiste à gagner simple ou double; là se termine tout le succès de la partie. Les moyens pour y parvenir sont bien plus simples, bien moins compliqués, bien moins mêlés d'événements et d'incidents. En quoi consiste toute la partie du Backgammon? Tout le succès de cette partie consiste, pour chaque joueur, à faire sortir le premier, par le petit jan qui se trouve de son propre côté, toutes ses dames placées au commencement sur différentes flèches, et qui partant de ces diverses positions, doivent arriver à la bande de sortie. Celui qui sort le premier gagne la partie : il la gagne double s'il parvient à sortir ses quinze dames avant que l'adversaire en ait sorti une des siennes. Cette carrière à parcourir est souvent traversée et interrompue par des obstacles qui s'élèvent sur la route. Ces obstacles ont lieu lorsqu'une ou plusieurs des dames sont battues, c'est-à-dire chassées du tablier pour rentrer dans les mains du joueur; ce qui arrive lorsqu'un des joueurs peut placer, et place effectivement, par l'un des nombres qu'il amène, une de ses dames sur une dame de l'adversaire qui se trouve en demi-case. Cette dame chassée et remise en main est obligée de recommencer sa carrière; mais pour la recommencer il faut, que par l'un des nombres amenés, elle puisse être placée sur une flèche vide, ou sur une dame découverte du petit jan de l'adversaire; et tant que cette dame chassée ne peut pas être placée ainsi, le joueur à qui elle appartient est privé de jouer les coups qu'il amène. On ne peut disconvenir qu'il ne résulte de là des incidents fort intéressants et très variés, des vicissitudes très imprévues; mais ces incidents ne peuvent se comparer, ni pour le nombre, ni pour la variété, ni pour l'intérêt, à ceux qui se renouvellent sans cesse au Trictrac, lorsqu'il s'agit de combiner sa marche pour arriver le premier au plein, de calculer les dangers, de prévenir les écueils qui contrarieraient cette marche, d'apprécier les avantages qui peuvent résulter de cette priorité, de combiner ces avantages avec celui de conserver la bredouille ou de l'ôter à son adversaire, d'arriver jusqu'à la grande bredouille, ou de s'y soustraire lorsqu'elle paraît imminente, etc. etc Un examen bien réfléchi et bien impartial, ne doit laisser aucun doute sur la préférence que mérite le Trictrac.

Le Trictrac comparé avec le Piquet.

Le Piquet est un jeu savant, extrêmement intéressant, et susceptible d'une grande justesse de calcul; mais si l'on cherche à en approfondir la science, on reconnaîtra qu'elle consiste principalement dans une certaine finesse employée à égarer l'adversaire dans ses conjectures, ou au moins à les rendre très incertaines. On dissimule, on cache son jeu, on cherche à déjouer la sagacité et la pénétration de l'adversaire; on cherche aussi, et par des conjectures probables, et d'après les données certaines qu'on a, à connaître ce qui reste incertain. La sagacité, la justesse des conjectures sont donc les principales qualités requises à ce jeu et en font tout le succès. L'écart est soumis à des règles fixes, mais simples, et que ne seconde pas toujours la rentrée; car c'est sur cette partie du jeu que le hasard exerce sa plus grande et presque unique influence. Enfin ce qui doit assurer au Trictrac une préférence incontestable sur le Piquet, c'est qu'à ee dernier jeu, si l'un des joueurs se trouve en perte de huit à dix fiches, et de deux ou trois postillons, le reste de la partie ne lui offre plus aucune ressource et presque aucun intérêt : il est assuré de perdre la queue et un grand nombre de fiches. Son courage, son émulation s'éteignent, parce que le maximum du bénéfice que peuvent lui donner ou le seul coup, ou les deux coups qui restent à jouer pour terminer la partie, ne peut jamais couvrir une si énorme perte, ni même la balancer. Au Trictrac, au contraire, le joueur qui se trouve dans une semblable position ne reste pas encore sans espoir : une faveur inespérée de la fortune, extrêmement rare à la vérité, presque miraculeuse, mais néanmoins possible, peut lui offrir une telle suite de prospérité, qu'il parvienne à une grande bredouille de vingt-quatre et même trente et quelques trous, ce qui n'est pas sans exemple. Or, d'un semblable succès résulterait un bénéfice équivalent, et peut-être supérieur à la perte que lui ont fait éprouver tous les revers précédents. Cette 'perspective, quelque invraisemblable qu'elle soit, quelque peu de confiance qu'elle doive inspirer, suffit par cela seul qu'elle est possible, pour soutenir et l'intérêt et l'espérance. Tant de motifs. ne permettent pas de contester au Trictrac la préférence qu'il mérite sur le Piquet, quelque intéres sant, quelque agréable que soit ce dernier jeu.

Le Trictrac comparé avec les Échecs.

Terminons ce parallèle par celui du jeu des Échecs, le plus beau sans doute, le plus savant de tous les jeux, mais non pas le plus agréable ni le plus intéressant par la variété et la nature des événements. A ce jeu la science est tout, et le hasard n'est rien. Le but est la prise forcée du roi, car pour ce personnage important la surprise ne peut avoir lieu, la règle s'y oppose : s'il est en danger on est obligé d'avertir, et sa prise ne peut avoir lieu que quand il ne reste plus absolument aucun moyen de l'empêcher. Il faut même que cette prise soit la suite et l'effet d'un échec; car si dénué de tous ses défenseurs, et resté seul, on le met dans une position telle que, sans être en échec, il ne puisse faire un pas sans s'y mettre lui-même, la partie est nulle. Chaque espèce de pièce a une marche différente, et chacune est destinée à protéger et à défendre son roi. Le succès dépend de l'habileté des manœuvres, soit dans l'attaque, soit dans la défense, et de l'art avec lequel on sait préparer, exécuter et suivre l'une et l'autre.

Cette très courte et très superficielle définition suffit pour faire connaître combien ce jeu intéresse et exalte l'amour-propre des joueurs, combien il exige d'attention, à quel point il exerce l'imagination; car il ne suffit pas de préparer une attaque, il faut aussi prévoir celles de l'adversaire, s'en garantir, les faire échouer, observer la marche de chacune des pièces qu'il met en mouvement, et chercher à conjecturer quels peuvent en être le dessein et le but. Mais plus ce jeu est attachant, plus il exige d'attention et de science, plus aussi il fatigue par la continuité soutenue de l'application et du travail d'esprit qui y sont nécessaires. On ne peut, par cette raison, le ranger au nombre des jeux récréatifs dans l'exercice desquels on cherche à se procurer un délassement. Il offre de plus un très grand inconvénient, c'est que le hasard n'y exerçant aucune espèce d'influence, il n'existe aucune compensation qui puisse entretenir un espoir de succès en faveur de celui des joueurs qui a quelque infériorité; il doit inévitablement succomber, et dès lors presque tout interêt cesse pour lui. Il est vrai qu'on peut chercher à rapprocher les forces respectives. par quelque avantage proportionné, ou à peu près, à la différence de ces forces: mais cet avantage, quel qu'il soit, ne peut jamais établir un parfait équilibre; et si cet adversaire avantagé fait une faute qui lui fasse perdre son avantage ou l'équivalent, il perd en même temps tout espoir de succès. Au Trictrac, au contraire, un joueur plus faible ne perd pas de vue qu'il a un puissant auxiliaire dans le hasard : cette idée soutient son courage, ranime son émulation. Ce hasard en effet peut lui fournir des ressources inattendues, soit en lui ren dant favorables des coups qu'il aurait mal joués, soit en amenant contre son adversaire une de ces catastrophes qu'on ne saurait ni prévoir ni empêcher espoir auquel il se livre avec d'autant plus de confiance, que souvent il se réalise, ce qui entretient et son courage et son intérêt.

Après avoir passé successivement en revue ces trois jeux, dont la supériorité sur tous les autres est universellement reconnue, nous pensons qu'il est inutile de prolonger ce parallèle. En vain quelques détracteurs du Trictrac, c'est-à-dire ceux qui ne peuvent parvenir à l'apprendre, ou qui l'ayant appris, ne peuvent sortir de l'état de médiocrité où les réduit soit leur inaptitude à en saisir les calculs, soit le défaut de justesse de leurs idées; en vain, disons-nous, essaient-ils de déprécier le mérite de ce jeu, en se fondant sur le prétexte que le hasard y exerce une trop grande influence, nous leur répondrons, en terminant cet ouvrage, que c'est précisément de cette influence que naît le grand intérêt de ce jeu, et le mérite qui existe à le bien jouer; car plus cette influence a de pouvoir, plus on a de satisfaction à s'en rendre, pour ainsi dire, le maître, et à la soumettre en partie à l'empire des calculs.