Introduction
Un nouveau traité sur le jeu de Trictrac était désiré depuis longtemps par les amateurs, qui n'avaient à consulter que deux ouvrages, l'un intitulé le jeu de Trictrac, et l'autre le grand Trictrac. Le premier, souvent erroné, presque toujours superficiel, n'offre rien de satisfaisant à ceux qui, épris d'un goût veritable pour ce jeu attrayant, cherchent les moyens de s'y perfectionner.
Le second, plus connu, n'offre, quoiqu'il soit plus étendu que le premier, ni plus de méthode et d'exactitude dans ses détails, ni plus de précision et de vérité dans ses préceptes et dans ses décisions. Il laisse beaucoup à désirer, soit pour la forme, soit pour le fond; le fond; il ne peut servir de guide ni pour la conduite du jeu, ni pour les règles et les lois. Plusieurs coups sur lesquels s'élèvent chaque jour des contestations n'y sont pas prévus. D'ailleurs, depuis que cet ouvrage a paru, des usages successivement introduits et adoptés par un assentiment général ont modifié et même changé tout à fait certaines règles dont un plus sage examen a fait reconnaître les vices; en sorte qu'il y a souvent contradiction entre les décisions que donné ce traité et celles que l'usage a depuis consacrées et converties en lois.
On peut aussi élever contre cet ouvrage un reproche plus grave, c'est la multitude d'erreurs dont il fourmille et quant aux préceptes et quant aux calculs; erreurs d'une évidence si frappante, qu'elles ne peuvent que détruire toute confiance dans les préceptes qu'il donne. Nous nous contenterons de citer, à l'appui de ce reproche, les exemples suivants. Il est dit, page 277, que, pour remplir, les nombres 3 et 2 donnent vingt-cinq chances; cependant ils n'en donnent que vingt et une. Il est dit, page 280, que le 6 et le 5 donnent trente et une chances, tandis qu'ils n'en donnent que vingt-sept; et, plus bas, que trois nombres donnent quarante - quatre chances or tous les nombres réunis n'en peuvent donner que trente-six, ainsi que nous le démontrons par nos tables de calculs. On trouve des erreurs aussi évidentes dans ce qui tient aux préceptes. Les pages 275, 276, 277, 287, 308 et 348 en fournissent la preuve. La partie des lois et des règles est entachée des mêmes vices, ainsi que le reconnaîtront ceux qui voudront s'assurer de la vérité de ces reproches, en parcourant les pages 207, 324 et 338.
Une considération non moins importante a encore contribué à discréditer cet ouvrage; c'est que depuis l'époque où il a été publié, un système contraire à celui qu'il soutient s'est introduit dans la conduite du jeu, et que la bonté de ce nouveau système a été confirmée par une longue et sûre expérience. Dans l'ancien dominaient une prudence et une timidité excessives on se bornait principalement à une exacte et opiniâtre défensive. On n'osait s'exposer à des hasards, même improbables, qui pouvaient entraîner la perte d'un trou, quoiqu'en s'y exposant on pût se procurer une position tellement avantageuse qu'elle offrît l'espoir d'obtenir un grand nombre de trous ou même le gain de la partie. De là résultaient une marche couverte, un jeu serré, entassé, extrêmement retardé et souvent ruiné. Des joueurs moins timides, ou plutôt plus éclairés, ayant reconnu le vice de ce système, en ont adopté un opposé. Ils ont, à l'aide du calcul des probabilités, comparé ensemble les dangers et les avantages, et ils n'ont pas craint de s'exposer aux premiers, lorsqu'ils trouvaient dans les derniers l'espoir d'un ample dédommagement. Le succès a justifié leurs essais : on n'a pas tardé à reconnaître que l'ancienne méthode ne pouvait lutter contre la nouvelle, qui a été généralement adoptée.
Ces motifs nous ont déterminés à mettre au jour ce nouveau traité, dans lequel nous nous sommes attachés à ne présenter aux amateurs que des principes fondés non seulement sur les calculs, mais encore sur une expérience longue et bien réfléchie.
Le Trictrac est un jeu où à la vérité domine le hasard, dont l'influence, s'exerçant sur chaque coup, en détermine les succès ou les revers : mais ce hasard est soumis à des calculs. Pour l'y assujettir, l'habileté consiste à employer à propos la théorie des probabilités. Cette théorie, lorsqu'elle est bien connue et qu'on en sait faire une juste application, peut en partie régler ou au moins modifier cette influence du sort, et rendre probable ce qui par sa nature est incertain: c'est en quoi consiste la science du Trictrac. Il est donc nécessaire d'en bien connaître les différentes chances, d'en étudier les diverses combinaisons, et surtout de n'en jamais négliger l'application, même dans les coups qu'on pourrait croire indifférents, parce qu'aucun ne l'est réellement. Souvent le sort de toute une partie dépend d'un coup mal joué dans l'origine, et dont le vice influe sur tous les coups suivants. On voit des joueurs se plaindre de la contrariété du sort et des rigueurs qu'il leur fait constamment éprouver, lorsqu'ils ne devraient imputer leurs revers qu'à leur négligence; car les mêmes coups qui leur sont si contraires et si désavantageux eussent peut-être été très favorables, si ces joueurs n'eussent pas eux-mêmes préparé la ruine de leur jeu par une conduite fautive et en opposition avec les véritables principes.
Cette observation tend à prouver combien est nécessaire et indispensable la connaissance des principes, et spécialement celle des calculs qui en sont la base. En consultant nos tables de combinaisons, les joueurs connaîtront avec certitude et facilité les chances qui, dans les différentes positions, leur seront ou contraires ou favorables. Ces tables pourront être utiles même aux joueurs les plus exercés, parce qu'elles sont accompagnées de méthodes simples et faciles pour faire, par un prompt aperçu, l'application des combinaisons que donne chaque position; méthodes qu'on ne trouve dans aucun des traités précédents, et dont plusieurs n'étaient pas encore connues.
Il s'élève tous les jours des difficultés et des contestations sur la décision de coups qui n'ont pas été prévus. On se trouve alors forcé de consulter l'usage, et de s'en rapporter à l'arbitrage de juges dont les opinions sont quelquefois aussi discordantes que les usages mêmes sur lesquels elles sont fondées; d'où il arrive que le même coup, jugé aujourd'hui de telle manière, le sera demain tout différemment. C'est pour obvier à cet inconvénient que l'on a eu soin de recueillir dans le chapitre des règles tous les coups nouveaux et non prévus dont on a pu avoir connaissance, et d'en donner la décision, après s'être bien assuré de l'opinion unanime d'un grand nombre de joueurs dont les lumières reconnues rendent le témoignage décisif.
Dans la division des matières qui composent· ce traité on a suivi l'ordre et la distribution qui ont paru les plus naturels, et qu'indique la marche même de ce jeu. On a donné le vocabulaire général des termes spécialement usités au Trictrac, avec une définition détaillée de chacun de ces termes, et on l'a dégagé de tous ceux qui sont tombés en désuétude. On a ensuite analysé les chances que produisent les points réunis des deux dés combinés entre eux. Cette analyse est suivie de l'exposition de différentes méthodes qui servent à faire connaître promptement le nombre des chances favorables ou contraires que l'on a dans les différentes positions. À cette exposition succède le chapitre qui contient les règles du jeu. Ce chapitre est suivi d'une description, complète de la partie en douze trous, de la partie à écrire et de celle à tourner, avec des observations sur la grande bredouille. Enfin on a successivement, et dans des chapitres séparés, présenté toutes les instructions relatives au petit-jan, au coin de repos, au grand-jan et au jan de retour. À la suite de ces instructions on a réuni les maximes générales qui ont paru importantes; on les a appuyées d'exemples propres à en faire sentir la justesse et l'utilité.
Le dernier chapitre contient la réunion de toutes les tables de calculs, qui sont la base de nos principes et de nos préceptes; car c'est sur la connaissance des combinaisons qu'est fondée la théorie du Trictrac. Celui qui possède bien cette théorie peut atteindre le dernier degré de perfection; c'est une boussole qui ne peut l'égarer. En insérant dans ce traité cette suite de tables, fruit d'un long et pénible travail, nous ne nous sommes pas dissimulé que plusieurs amateurs éprouveront de la répugnance à se livrer à l'étude de ces calculs, et qu'ils aimeront peut-être mieux adopter de confiance les principes que nous avons établis. Cette préférence pourrait même être justifiée jusqu'à un certain point par l'exemple de joueurs qui, sans connaître les calculs, mais à l'aide seulement d'un aperçu juste et facile, sont parvenus à une force qui approche de la perfection. Nous pouvons assurer ces amateurs qu'en adoptant nos principes et en s'y conformant, ils ne seront pas trompés dans leur confiance. Ces principes sont fondés sur des calculs dont nous garantissons la justesse et l'exactitude, et que nous ne craignons pas de soumettre à l'examen des connaisseurs. Nous les invitons cependant à ne pas se livrer à la même insouciance à l'égard des calculs de la troisième table et de la méthode indiquée à la fin du chapitre II, pour faire une case et pour battre le coin. Ces calculs sont simples, faciles à saisir, et surtout de la plus grande utilité dans toutes les positions.
Au jeu de Trictrac, ainsi que dans les sciences et les arts d'une bien plus haute importance, la théorie, quoique nécessaire, est néanmoins insuffisante si elle n'est accompagnée de la pratique et d'une expérience habituelle. Cette pratique rend familière l'application des principes indiqués par la théorie ; elle fait connaître les vices et les inconvénients des faux systèmes. C'est par l'habitude que l'on acquiert ce prompt et facile aperçu qui fait saisir à l'instant même l'ensemble et la connexité des combinaisons les plus complexes; ce qui serait impossible à celui qui ne posséderait que la théorie. Ainsi l'une et l'autre se prêtent un mutuel appui; l'une et l'autre concourent à l'instruction du joueur. La théorie sans la pratique, la pratique sans la théorie, ne peuvent former que des joueurs médiocres.
Celui qui désire faire des progrès à ce jeu doit préférer de se mesurer avec des joueurs qui lui sont supérieurs. C'est en méditant sur la manière dont ils jouent les: coups difficiles ou décisifs; c'est en recherchant les motifs qui déterminent dans telle et telle circonstance leur manière de jouer, et en comparant leur méthode avec la sienne, qu'il peut se perfectionner et arriver au but où il aspire. Au contraire, avec un joueur ou inférieur ou même de sa force, il ne peut espérer de faire aucun progrès, parce qu'il n'a plus d'objet de comparaison. Il n'a rien qui excite son émulation, qui intéresse et pique sa curiosité et son désir de s'instruire. Il pourra même s'accoutumer à négliger des principes dans lesquels il n'est pas encore bien affermi, et contracter ainsi l'habitude de jouer de caprice la plupart des coups, sans égard pour les calculs et les probabilités. C'est à prévenir et à corriger une si funeste négligence que tendent les vérités et les maximes que nous avons essayé de développer dans cet ouvrage, et dont nous ne pouvons trop recommander l'observation aux amateurs du Trictrac, à ceux qui ont un véritable désir d'y parvenir à une certaine force. Le but que nous nous sommes proposé dans cette entreprise a été de seconder le goût de ces amateurs, de leur aplanir les difficultés qu'offre ce jeu, auquel on s'attache avec d'autant plus de prédilection qu'on le connaît mieux et qu'on s'y exerce davantage. Nous nous sommes attachés surtout à éviter dans l'exposition de nos préceptes cette sécheresse, cette prolixité, qui éteignent le désir et l'ambition de s'instruire par le dégoût qu'elles inspirent. Nos voeux seront pleinement satisfaits si nos efforts obtiennent les suffrages des connaisseurs.