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Chapitre XII. Jan de retour.

APRÈS avoir exposé les principes qui doivent guider le joueur dans les deux premières périodes d'une partie de trictrac, il nous reste à indiquer ceux qui sont spécialement applicables au jan de retour qui en termine la marche. Nous traiterons successivement ce qui est relatif au passage dans les jans de l'adversaire, au plein dans le dernier de ces jans, et enfin à la sortie des dames hors du tablier.

On peut considérer le jan de retour comme la partie du trictrac la plus difficile; c'est celle qui exige l'attention la plus soutenue, l'application la plus exacte et la plus rigoureuse des principes fondés sur le calcul des chances et des différentes combinaisons. Toute, négligence, même celle qui paraît la plus insignifiante, conduit souvent à la perte; nul coup n'y peut être regardé comme indifférent; tous produisent des effets heureux ou pernicieux, selon qu'ils sont bien ou mal joués, en sorte qu'on pourrait appeler le jan de retour la pierre de touche de l'art ou de la science du trictrac. Il anéantit souvent l'espoir des grandes bredouilles qui paraissaient les plus sûres, en offrant des ressources inespérées à ceux qui en étaient menacés. Les révolutions s'y succèdent

L'importance de la matière exigera que les principes généraux et essentiels qui y sont relatifs soient développés et motivés de manière à en démontrer l'utilité et la sagesse, et que l'application en soit faite à quelques positions principales. Nous laisserons au surplus à la sagacité et à la méditation des joueurs le soin de les appliquer aux diverses positions, et aux circonstances variables à l'infini qui peuvent se présenter.

Lorsque les grands jans sont achevés, lorsque les pleins sont rompus, une nouvelle carrière se présente à parcourir pour chacun des joueurs, un nouveau plein à faire; c'est dans le petit jan de l'adversaire que ce plein doit avoir lieu. C'est un nouveau but vers lequel de part et d'autre se dirigent les vues, les spéculations et l'ambition, Celui qui a réussi dans le grand jan aspire à ce nouveau succès; mais, par une vicissitude qui n'est pas rare, ce succès est quelquefois réservé à celui qui a échoué dans la première entreprise; deux ou trois coups favorables d'un côté, défavorables de l'autre, suffisent souvent pour opérer cette révolution inattendue, et pour convertir en revers l'espoir le plus apparent.

La route pour arriver au jan de retour est bien différente de celle que l'on parcourt pour parvenir au plein du grand jan; les incidents, les obstacles qui s'y rencontrent sont d'une tout autre nature. Au grand jan la route est ouverte et libre; rien ne s'oppose à la marche du joueur qui ne peut être contrarié que par la crainte d'être battu; il est, pour ainsi dire, le maître du terrain, et il a le choix des moyens pour jouer chaque coup. Au jan de re tour au contraire la plupart des flèches se trouvent garnies et occupées; les passages sont plus difficiles; et jusqu'à ce que ces passages se multiplient, et que les flèches se dégarnissent successivement, chaque coup n'offre presque aucune variété dans la manière de le jouer.

Gêner le passage. Opposer des obstacles au passage de l'adversaire, gêner, entraver sa marche, est done ce qui doit d'abord fixer l'attention des joueurs, surtout lorsque cet adversaire n'a pas encore rompu son plein; parce qu'en lui ouvrant un passage, il pourrait en profiter pour prolonger la conservation de ce plein. C'est alors surtout qu'on ne doit rien négliger pour lui interdire tout accès, et qu'on ne doit pas craindre, si la position l'exige, d'exposer deux dames en demi-case, de sacrifier même un trou, plutôt que de fournir à son adversaire une chance qui lui assurerait, pour ainsi dire, le succès du jan de retour. Ainsi, par exemple, si un joueur est obligé de rompre son plein le premier, et qu'il amène 5 et 4 ou 5 et 3, il doit, au lieu de lever la case entière du 6, jouer le 5 avec une dame de cette case, et le 4 ou le 3 avec une dame de la septième case, quoique en jouant ainsi il s'expose à perdre huit points, parce que le passage dont profiterait l'adversaire lui serait bien plus préjudiciable que cette perte.

Il n'en serait pas de même si le jeu de cet adversaire présentait une position que les joueurs prudents et expérimentés ont toujours soin de se donner le plus qu'il leur est possible, c'est celle où, passant toutes leurs dames surnuméraires dans leur grand jan, ces trois dames ou au moins deux se trouvent placées en surcase à la sixième flèche; parce que, se mettant ainsi dans l'impuissance de jouer les six, ils étendent beaucoup leurs moyens de conservation. Dans ce cas le joueur opposé qui se trouve forcé de rompre doit s'empresser d'évacuer entièrement sa sixième flèche; car, en le faisant, il rend douteuse la conservation du plein de son adversaire qui autrement aurait été certaine; et il rend défavorables pour cet adversaire presque tous les six qui lui auraient été favorables. En effet supposons, comme nous l'avons dit, que cet adversaire ait ses trois dames surnuméraires en surcase à la sixième flèche, et le joueur opposé ses trois dames placées, savoir, deux en surcase à la neuvième et l'autre à la dixième flèche; si ce dernier amène 5 et as, par lequel il est forcé de rompre, il est évident qu'au lieu de jouer sur le coin et son 5 et son as, il doit préférer de jouer l'un et l'autre point avec les dames de sa sixième flèche. Car en jouant ainsi, l'adversaire, au lieu d'être. assuré de conserver, sera forcé de rompre par tous les 6, le seul 6 et 5 excepté : il sera inême forcé de passer son coin s'il lui survient un sonnez. On peut encore supposer que ce joueur, au lieu d'avoir deux dames en surcase à la neuvième flèche, n'en ait qu'une, et que sa troisième dame surnuméraire soit placée à la cinquième flèche: si dans cette position il amenait 5 et 3 qui le forcerait également de rompre il devrait, au lieu de jouer le 5 avec la dame de la cinquième flèche, lever les deux dames de la sixième, parce qu'ainsi non seulement il forcerait l'adversaire de rompre par les 6, mais il aurait de plus l'avantage d'être battu à faux par tous les 6, le seul 6 et as excepté.

Faciliter le passage. Celui dont le jeu se trouve le plus avancé, et qui par conséquent a déjà un plus grand nombre de dames passées ne doit point s'occuper de gêner les passages de son adversaire. Il doit au contraire les lui ouvrir et lever ses cases, à mesure qu'il trouve l'occasion de pouvoir le faire avec sécurité : autrement il se trouverait exposé à éprouver bientôt lui même les embarras qu'il voudrait susciter à son adversaire. Il suit de là, que si le joueur le plus avancé a encore quatre cases entières dans son grand jan, et qu'il amène 3 et 2, 3 et as, terne, etc., il doit, au lieu de s'obstiner à disputer encore le passage, s'empresser de lever par l'un de ces points une case entière; autrement il pourrait se trouver exposé à de grands embarras, pour jouer les coups suivants.

En général il faut tenir pour principe qu'on ne doit s'attacher à gêner les passages, que lorsqu'on a un jeu plus arriéré que son adversaire.

Dames surnuméraires pour occuper les brèches de l'adversaire. Lorsqu'un joueur s'aperçoit que le jeu de son adversaire est tellement avancé, qu'il ne tardera pas à être obligé d'entamer les cases entières qui lui restent, il doit avoir la prévoyance de tenir, s'il le peut, des dames en surcase sur ses trois dernières flèches. Si en effet cet adversaire se trouve forcé, comme il arrive souvent, de passer en totalité une de ses cases intermédiaires, alors le premier joueur a un certain nombre de chances, pour occuper promptement cette case; et par cette occupation, opposer de plus nombreux obstacles au passage des dames qui se trouvent placées au delà. S'il ne peut même occuper cette brèche avec deux dames, il ne doit pas négliger d'y en placer d'abord une, au risque de perdre deux points, parce que la présence de cette dame suffit pour empêcher le passage par les points qui y aboutissent.

Opposer des obstacles au passage des dames de l'adversaire, et surtout de celles de son coin. Lorsqu'un joueur est menacé d'une grande bredouille tellement apparente, que son succès n'offre presque plus d'incertitude, la seule ressource sur laquelle il puisse compter, la spéculation de laquelle seule peut dépendre son salut, c'est de s'assurer, s'il le peut, dès le principe de la rupture de son grand jan, la conservation de ses trois dernières cases, savoir, la neuvième, la dixième et le coin. Par-là il oppose pour la suite, un puissant obstacle au passage des dernières dames de l'adversaire, et surtout au passage de son coin, obstacle qui très - fréquemment, devient l'écueil contre lequel viennent échouer les grandes bredouilles les plus apparentes et les plus menaçantes. Le calcul des chances sur lequel est établi la troisième table, chap. XV, est applicable à cette sortie du coin. Comme pour le passer il faut sortir les deux dames à la fois, chaque flèche de l'adversaire qui est garnie d'une ou de deux dames peut empêcher de le passer. La première flèche donne contre sa sortie onze combinaisons, et chacune de celles qui suivent, deux combinaisons de moins que celle qui la précède, suivant la progression décroissante indiquée dans cette troisième table; ce calcul s'applique indistinctement à toutes les positions.

Avantage de garnir la neuvième ca se d'un grand nombre de dames surnuméraires. Afin de parvenir à l'exécution de ce plan et d'en assurer le succès, le joueur menacé d'un tel désastre doit, autant que la nature des coups le lui permet, placer et accumuler sur la neuvième case le plus grand nombre possible de dames, et en faire s'il le peut, une sorte de forteresse qui assure la conservation et l'intégrité des deux autres cases. Pour parvenir à ce but, il ne doit rien négliger; il ne doit pas craindre de découvrir des dames, de perdre des points, de se réduire à l'impuissance de jouer les coups subséquents. Par cette impuissance, il donne à la vérité des points et même des trous à l'adversaire; mais cet adversaire ne pouvant s'en aller, reste toujours exposé à venir se briser à la fin, contre l'écueil qui lui est préparé.

Se donner, avec les dames passées dans le petit jan, des 2 à jouer, préférablement à des points plus élevés. Si ce joueur menacé est parvenu à passer une ou deux dames dans les jans opposés, il doit, les coups suivants, avoir l'attention d'y disposer, s'il le peut, ces dames de manière à se donner des 2 à jouer préférablement à tous autres points supérieurs, parce qu'il multiplie ainsi les moyens de conserver entière cette neuvième case qui est si importante. Mais, lorsque le passage dans le jeu de son adversaire devient plus libre, lorsqu'il a déjà un nombre suffisant de dames qui ont franchi ce passage, il peut et doit même dégarnir cette neuvième case des dames qui la surchargent, et s'en servir pour disposer et arranger, son jeu. Cette sage et utile prévoyance est le plus sûr moyen d'empêcher le succès des grandes bredouilles, et son efficacité est appuyée de nombreux exemples. En effet, tant qu'on peut se maintenir dans ces trois cases, on sent combien l'adversaire doit éprouver de difficultés pour parvenir à passer ses dernières cases. S'il y parvient, ce n'est le plus souvent qu'en les passant partiellement, et en exposant par conséquent les dames qui restent découvertes à être battues.

Obstacles que présentent les trois dernières cases contre le passage du coin. Mais l'obstacle le plus redoutable que lui fait éprouver cette position, c'est la difficulté qu'elle oppose au passage de son coin; car ce coin ne pouvant être évacué qu'en sortant les deux dames ensemble, il a contre lui vingt-sept chances qui en interdisent le passage; ou s'il s'est empressé de le passer, l'occupation de ces trois cases produit huit à neuf chances pour que son coin soit battu, si, comme il arrive souvent, celui opposé se trouve surchargé d'une ou deux dames. Il se trouve ainsi placé entre deux écueils également redoutables.

Nous croyons donc ne pouvoir trop appeler l'attention des joueurs sur ce précepte essentiel, mais trop souvent négligé.

Passer son coin préférablement aux neuvième et dixième cases. Nous ajouterons ici une observation qui doit être prise en considération, c'est que lorsque l'état du jeu ne permet plus de conserver entières les trois dernières cases, et qu'il exige au contraire que l'on en sorte une, on doit sortir le coin préférablement à l'une des deux autres si on le peut, parce que le coin, soit qu'il soit vide, soit qu'il soit plein, est toujours un obstacle au passage de celui de l'adversaire, puisqu'il lui oppose la chance de tous les as.

Éviter de charger son coin de da mes en surcase, qui en empêcheraient la sortie. Après avoir fait connaître l'importance et les difficultés du passage du coin, nous laisserons à laprudence des joueurs, d'éviter tout ce qui pourrait empêcher ou retarder ce passage, lorsqu'il devient urgent. Telle serait l'imprévoyance d'y placer alors une dame en sur-case, car cette dame deviendrait un empêchement pour passer le coin, si le coup suivant en offrait une occasion favorable. Par exemple, s'il ne reste plus que la neuvième ou la dixième case et le coin, et qu'on amène 6 et 2, ou 6 et as; au lieu de relever le 2 ou l'as sur le coin, en passant le 6 dans l'autre jan, on doit préférer de jouer tout d'une, en laissant une dame découverte autrement on se mettrait en surchargeant le coin, dans l'impossibilité de le passer le coup suivant.

Nombreuses combinaisons qui s'opposent au passage du coin, comparées avec le petit nombre de celles par lesquelles il peut être battu. Pour bien apprécier la difficulté de passer le coin, il faut consulter la troisième table, chap. XV, en consultant aussi la méthode expositive du nombre des chances qu'on a pour battre le coin, on verra que le danger d'avoir son coin battu par les dames de l'adversaire n'est pas grand, en comparaison des chances qui sont contraires à la sortie de ce coin. En supposant par exemple, que l'adversaire eût trois cases y compris celle du coin, le joueur ne peut avoir son coin battu que par quatre chances, tandis que ces trois cases, et même deux, si le coin de l'adversaire était vide, forment vingt-sept chances pour en empêcher la sortie. Deux demi cases offriraient les mêmes obstacles que deux cases entières, parce qu'on ne peut jamais occuper dans le jeu de son adversaire que des flèches entièrement vides.

Avantage de réserver une case dans son grand jan pour prolonger la conservation du plein. Nous croyons devoir présenter encore une observation qui nous paraît essentielle. Lorsqu'un joueur, ayant déjà neuf ou dix trous et quatre six points, aspire à la grande bredouille, qu'il a passé son coin, et qu'il lui reste encore dans son grand jan une case entière, il doit éviter de la passer avant d'avoir fait son plein, à moins qu'il n'y soit contraint par la nature et la position de son jeu. Comme il a besoin, pour arriver à la grande bredouille, de vingt-quatre points, il doit se réserver les moyens les plus sûrs de les gagner, en prolongeant, le plus qu'il lui est possible, la conservation de son plein. On sent qu'en parvenant à remplir sans avoir passé les dames qui forment cette case, elles fournissent, par leur éloignement, de grands moyens pour tenir trois ou quatre fois; moyens qui ne seraient plus les mêmes, si elles se trouvaient rapprochées par un passage prématuré.

Manière de disposer au jan de retour les dames dans le petit jan de l'adversaire. Lorsque les passages sont devenus libres, lorsqu'on s'occupe d'arriver au plein, la méthode à suivre pour l'arrangement du jeu est très simple et très facile. Comme dans le petit jan de l'adversaire on ne craint pas d'être battu, on est le maître de placer ses dames sur les flèches, selon qu'on le juge le plus convenable à ses intérêts. Tout l'art consiste à garnir d'abord, autant qu'on le peut, toutes les flèches de demi-case, les couvrir ensuite successivement, en commençant préférablement par celles qui sont le plus rapprochées, et réservant pour les dernières celles qui sont plus éloignées. On doit surtout éviter de laisser pour la fin une case entière à remplir, parce qu'il y a toujours plus de chances pour couvrir deux demi cases, que pour faire une case entière.

Avantage des demi-cases. Ceux qui désireront connaître combien deux demi-cases sont préférables à une case entière, pourront consulter la cinquième table, chapitre XV. Elle présente le tableau comparatif des chances qu'on aurait dans différentes positions, ou pour couvrir deux demi-cases, ou pour faire une case entière. Mais nous devons observer que cette exposition de deux dames, et la préférence qu'elle mé rite, sont principalement applicables au jan de retour, où l'on ne craint pas d'être battu, et où l'on peut, par conséquent, mettre en demi-case autant de dames que l'exige la facilité du plein.

Il ne nous reste, pour terminer ce chapitre, qu'à renvoyer à celui des lois du jan de retour, où, en donnant les lois de la sortie des dames, nous avons indiqué la conduite qu'on doit tenir pour parvenir à cette sortie, qui est le dernier terme de la carrière que les joueurs ont à parcourir.