Chapitre XI. Le grand jan.
Le grand jan peut et doit être considéré comme le pivot sur lequel roule presque tout l'intérêt d'une partie de Trictrac; c'est le but principal auquel aspirent les joueurs, et vers lequel se dirige leur ambition.
Le petit jan n'est à proprement parler qu'une espèce d'épisode, une spéculation passagère, peu lucrative, dangereuse dans ses suites, à laquelle on ne se livre que lorsqu'on y est contraint par la faiblesse des points qu'on amène au commencement d'un relevé; utile seulement en ce que, par cette tentative, on peut obtenir un ou deux trous, et anéantir en s'en allant tous les avantages que semblent promettre à l'adversaire la rapidité de sa marche, et un jeu déjà très avancé et bien disposé.
Le jan de retour n'est qu'une suite du grand jan ; le succès de l'un dépend presque toujours du succès qu'à eu l'autre. Si le jan de retour offre de grandes difficultés à surmonter, s'il exige une grande justesse dans les combinaisons, il est néanmoins le plus souvent peu important dans ses résultats qui se bornent presque toujours à un ou deux trous, et qui ne deviennent plus intéressants que lorsqu'il s'agit d'obtenir ou d'empêcher une grande bredouille, ou lorsque le trou auquel on aspire détermine et achève le marqué. Enfin le petit jan et le jan de retour ne sont pas très fréquents; on voit souvent plusieurs marqués se succéder, et même une partie entière se terminer sans qu'il y ait lieu ni à un petit jan, ni à un jan de retour.
Il n'en est pas de même du grand jan; il est le vrai but vers lequel, dès le commencement d'un relevé, se dirigent toutes les spéculations des joueurs. Chacun des coups doit tendre à en assurer le succès; et si la nature des points et l'inégalité des jeux ôtent à l'un des joueurs tout espoir de ce succès, il doit s'occuper alors des moyens d'obtenir le trou, ou au moins huit points, parce que s'il prend le trou il s'en va, et anéantit ainsi l'avantage de son adversaire. S'il n'arrive qu'à huit points, il arrête ses progrès, et entrave sa marche par la crainte où ik le tient de perdre le trou. Enfin les résultats d'un grand jan, quoique variables, sont ordinairement très importants; ils s'élèvent souvent à trois ou quatre trous, même au marqué; et les grandes bredouilles sont toujours la suite d'un grand jan très heureux, ou d'un grand jan très désastreux.
On voit par cet exposé combien il est essentiel pour un joueur de bien connaître les principes qui doivent diriger la conduite d'un grand jan, et d'en faire une juste et continuelle application. Nous allons essayer d'établir ces principes, et d'esquisser le plan de la conduite qu'il convient de tenir, soit pour préparer le plein, soit au moment d'y arriver, soit enfin lorsqu'on y est parvenu.
On sent bien qu'une pareille matière est trop étendue pour qu'il soit possible d'entrer dans tous les détails dont elle est susceptible. Comment en effet parviendrait-on à présenter des positions qui se multiplient à l'infini, et dont chacune en particulier peut donner lieu à une variété innombrable de chances et d'événements? Plus on s'avancerait dans cette carrière, plus elle semblerait s'étendre et s'agrandir; plus on aurait dit, plus il resterait à dire, et plus on laisserait à désirer. Nous nous contenterons donc d'indiquer les règles générales d'après lesquelles chaque joueur doit se diriger; nous laisserons à son intelligence et à la justesse de ses idées à en faire l'application aux cas particuliers. Nous indiquerons aussi les principaux écueils qu'il doit éviter pour ne pas s'égarer, et faire naufrage dans sa route. Enfin nous ne cesserons de recommander aux joueurs de ne jamais dévier des principes, de ne pas perdre de vue cette boussole salutaire, et de la consulter sans cesse; car si les coups, si les positions varient, les principes ne varient pas, ils finissent par triompher tôt ou tard des incertitudes et des caprices du hasard.
Préparation du plein. Le premier objet dont tout joueur doit s'occuper en commençant un relevé, c'est de parvenir à prendre son coin de repos; et pour obtenir à cet égand la priorité sur son adversaire, il ne doit pas craindre de s'exposer à perdre quelques points : cette perte légère et d'ailleurs incertaine est plus que compensée par l'avantage de prendre le coin.. Nous avons déjà fait connaître combien il est utile d'occuper ce poste important, combien il est nuisible d'en être privé, et quelle marche il convient de tenir pour s'en faciliter les moyens.
Avantage qu'il y a à faire d'abord les sixième, septième et huitième cases. Si le dé se refuse aux efforts que l'on fait pour prendre le trou, il faut avoir soin, autant qu'on le peut, de garnir de cases les sixième, septième et huitième flèches, et le coin bourgeois, et surtout ce dernier, parce qu'il aboutit directement au coin de repos par le nombre 6. Par cette position on se donne avec les gros points des moyens favorables pour prendre le coin; avec les petits points au contraire on étale sans danger, et même avec avantage, des dames dans le petit jan. Cet étalage est utile pour jouer à son gré les coups subséquents, et pour avoir le choix sur les moyens de les jouer de la manière la plus avantageuse. Lorsque la prise du coin est tardive, il est bon de placer des dames en surcase sur les sixième et septième flèches, parce que, s'il se présente une occasion de prendre le coin avec ces dames, on le fait sans danger.
Autres motifs déterminants pour faire d'abord les sixième, septième et huitième cases. Ce qui doit déterminer encore le joueur à faire, autant qu'il lui est possible, les sixième, septième, et huitième cases, d'abord et antérieurement aux autres, c'est la difficulté qu'on éprouve à les faire lorsqu'on les réserve pour les dernières. Cette observation s'applique surtout à la septième, nommée, par cette raison, case du diable: car, si cette case reste la dernière à remplir, et que les flèches du petit jan ne se trouvent pas garnies de dames tellement placées que les gros points portent directement sur cette septième flèche, on sera forcé pour jouer ces gros points de passer des dames; ou si l'on n'en passe pas, de les rapprocher tellement de cette flèche, qu'on n'aura plus pour la remplir que les chances des plus petits points. Par exemple, si cette case étant vide et restant la dernière à remplir, le jeu était disposé de manière que partie des cinq dames qui restent fût à la pile, et le surplus au coin bourgeois et en surcase sur la sixième flèche, tous les coups qui donneraient les points de 6, de 5, de 4 et même de 3, exposeraient à une ruine prochaine. La huitième case expose encore à une partie de ces dangers, quoique moins imminents, si, lorsqu'elle reste vide une des dernières, on n'a pas l'attention de garnir le petit jan, autant qu'il est possible, de dames qui y portent par les gros nombres. La sixième case, lorsqu'elle reste la dernière à remplir entièrement, offre aussi de grands dangers si le petit jan se trouve dégarni de dames, ou lorsqu'elles n'y sont pas placées avantageusement; comme, par exemple, si elles se trouvaient partie à la pile et le surplus au coin bourgeois; car alors tous les coups composés de 5 et de 4 seraient également funestes.
La dixième case a été nommée case de l'écolier, parce que c'est celle que les joueurs inexpérimentés aspirent à faire avec le plus d'empressement. Plus occupés de battre que de se procurer des moyens d'arriver au plein, et de multiplier les chances pour y parvenir, ils n'aperçoivent d'abord que l'avantage d'établir un moyen de battre qui, en dominant le jeu de l'adversaire, gêne ses opérations. Mais une expérience plus réfléchie leur ferait connaître que que cet avantage apparent est balancé par de graves inconvénients; car si cette case gêne d'abord le jeu de l'adversaire, en multipliant les moyens de le battre dans l'un et l'autre de ses jans, elle multiplie aussi les moyens de le battre à faux dans son petit jan, à mesure que son grand jan se garnit de cases et se remplit. De plus, si l'on fait cette case avant d'avoir pris son coin, elle retarde la prise de ce coin en diminuant le nombre des moyens qu'on aurait pu se donner pour le prendre, si, au lieu de la faire, on eût joué d'une manière plus convenable et plus régulière. Par exemple, supposons qu'un joueur qui n'a encore que deux dames à bas, et placées à la sixième et à la septième flèche, amène 4 et 3, et qu'au lieu de jouer ce 4 et 3 tout d'une, en couvrant la dame placée à la septième flèche, il fasse la case de l'écolier (la dixième); il n'aura, dans ce dernier cas, pour prendre son coin que beset, et double deux, s'il y a lieu de le prendre par puissance, ce qui ne fera qu'une ou deux chances. En jouant au contraire de l'autre manière, il aura 5 et 4 et carme; et même s'il y a lieu à la puissance, 6 et 5 et quine. Il aura donc ou trois ou six chances, au lieu d'une ou de deux ; et, comme l'avantage d'obtenir son coin le premier est infiniment préférable à celui du gain incertain de quelques points, il est clair qu'en casant à la dixième flèche il aura fait une fausse spéculation, une vraie spéculation d'écolier.
Danger de faire d'abord les neuvième et dixième cases. Un autre inconvénient plus grave encore, encore, c'est les neuvième que la dixième case et même la neuvième, lorqu'elles sont faites avant celles qui les précèdent, nuisent souvent au succès du plein, et exposent ainsi à des enfilades désastreuses. En effet, plus le champ qu'on a à parcourir, pour arriver à ce plein, est raccourci, plus il est à craindre qu'on ne soit porté, par une série de gros points au delà des limites de ce champ. Supposons un joueur, qui après avoir pris son coin, s'est empressé de faire les neuvième et dixième cases antérieurement aux autres, et de remplir ainsi la moitié de son grand jan la plus éloignée du point de départ; si ce joueur amène une série de quatre à cinq coups composés, de sonnez, de quine et de 6 et 5, ce qui arrive assez fréquemment, il est certain qu'il sera obligé, pour jouer les derniers coups, de passer plusieurs dames au de là de la limite qui lui reste à remplir: alors son jeu se trouvera totalement ou presque totalement ruiné. Si au contraire, il eût réservé la dixième case pour la dernière à remplir, il lui resterait la latitude nécessaire pour placer ses gros points, sans être forcé à perdre des dames son jeu serait à la vérité raccourci, resserré ; mais il ne serait pas désespéré.
En général il faut, autant qu'on le peut, prévoir les coups même improbables, et chercher à s'en garantir, lorsqu'ils peuvent causer un préjudice considérable. Il ne faut pourtant pas porter cette crainte jusqu'à la pusillanimité, et jusqu'à se précipiter dans un danger prochain pour éviter un autre danger très éloigné, et même improbable. Ainsi, lorsque nous recommandons de ne pas s'empresser de faire la dixième case et même la neuvième, cette recommandation n'est pas tellement absolue, qu'on en doive conclure qu'il faille toujours les réserver pour les dernières. Ce conseil, comme tous ceux qu'on peut donner sur une pareille matière, est toujours subordonné aux circonstances, aux positions; il en est mille qui commandent impérieusement de les faire, et on ne doit pas s'y refuser. Il ne faut pas s'attacher si superstitieusement à cette maxime, qu'on s'obstine à ne pas faire ces cases, lorsqu'elles peuvent être utiles, que la position l'exige, et qu'en s'y refusant, on gâterait son jeu, ou qu'on en retarderait les progrès.
Avantage d'avoir du bois à bas. Ce que nous avons dit jusqu'à présent doit faire connaître combien il est essentiel d'avoir toujours du bois à bas, c'est-à-dire le petit jan garni d'un nombre suffisant de dames placées de manière à multiplier les moyens de caser dans le grand jan. Souvent même il arrive que, lorsqu'on amène un point avec lequel on pourrait faire une case dans le grand jan, on préfère avec raison de mettre deux dames à bas, lorsqu'en jouant ainsi on se prépare un plus grand nombre de moyens pour jouer le coup suivant à son plus grand avantage. Ainsi, par exemple, si un joueur a quatre cases dans son grand jan, où il ne reste vides que les septième et huitième flèches, et deux dames seulement placées dans son petit jan, l'une à la deuxième et l'autre à la cinquième flèche; si ce joueur amène 6 et 3, il pourrait avec les deux dames placées dans son petit jan, remplir la huitième case du grand jan: mais il doit préférer de mettre à bas le 6 et le 3. Car, si après avoir fait cette case, et ayant son petit jan totalement dégarni, il lui survenait une série de trois ou quatre coups composés de gros points, son jeu serait ruiné sans ressource. Mais s'il met à bas son 6 et 3; il se donne des moyens de jouer sans un grand péril, ou tout, ou partie de ses gros points, et évite ainsi, ou retarde au moins la ruine de son jeu. Nous nous bornons à cet exemple dont on peut faire l'application à plusieurs autres positions; et nous croyons pouvoir établir pour maxime générale, qu'on doit préférer de mettre deux dames à bas, à l'avantage apparent de faire une case, si en la faisant, le petit jan reste totalement dégarni. Souvent par le même motif, le joueur qui a dans son grand jan une dame découverte, et qui pourrait la couvrir en jouant tout d'une soit une dame de la pile, soit une dame placée dans le petit jan, préfère avec raison de mettre deux dames à bas, lorsque ces deux dames peuvent se placer d'une manière favorable.
Mais en mettant du bois à bas pour se donner une position plus avantageuse, il faut le faire avec choix et discernement; il ne faut pas s'exposer imprudemment à donner à l'adversaire des moyens de prendre le trou, et d'anéantir, en s'en allant, tous les avantages qu'on était parvenu à obtenir. Si l'on met une dame à bas, il faut, autant qu'il est possible, la placer de préférence sur la flèche où elle est le moins exposée à être battue: on doit choisir celle où les chances se trouvent à peu près égales pour qu'elle soit battue soit à vrai, soit à faux. Il faut éviter toute position qui pourrait exposer à de grands dangers pour l'avenir, car on ne doit pas perdre de vue que la ruine du jeu est bien plus à craindre que la perte d'un trou.
Revirades. Les revirades sont souvent fort utiles pour accélérer la marche du jeu; elles sont même quelquefois préférables à une case entière, parce qu'elles donnent au jeu une plus belle disposition. L'état respectif des jeux, l'état de la partie, les rendent quelquefois nécessaires; mais il ne faut, en général, user de ce moyen qu'avec discrétion et prudence. Il faut consulter sa position, celle de l'adversaire, le nombre des points que l'on a de part et d'autre; et voir surtout si le petit jan est garni de manière à ce qu'on puisse espérer de couvrir le coup suivant la dame qu'on découvre pour faire la revirade. Autrement on serait exposé à être battu deux coups consécutifs, d'où pourrait résulter la perte du trou. Les revirades les plus ordinaires, et qui, en général, sont les plus favorables, sont celles qui ont lieu en découvrant la sixième case: cette case en effet ne pouvant être atteinte que par un seul nombre direct qui est le 6, se trouve moins exposée à être battue par l'adversaire. De plus on a pour la couvrir un plus grand nombre de chances; car, en supposant même que toutes les dames se trouvassent réunies au talon, on aurait le nombre six qui donne seize chances, ce qui fait près de la moitié des trente-six.
Les revirades qui ont lieu en découvrant la case du diable, ne doivent se faire qu'avec la plus grande circonspection, et lorsque de fortes considérations l'exigent absolument, à moins toutefois que le petit jan ne se trouve garni de dames qui y portent directement par les gros points. On doit aussi, en se déterminant à les faire, observer si la dixième flèche de l'adversaire est vide ou pleine; car dans ce dernier cas on fournirait à cet adversaire un double moyen d'atteindre et par le 6 et par le 5, non seulement cette dame découverte, mais même celles qui le seraient pareillement dans le petit- jan. Les revirades sur les autres cases n'ont ordinairement lieu qu'au commencement du relevé ou au moment de remplir. C'est surtout au commencement du relevé que leur utilité se fait le mieux sentir, et qu'elles sont le moins dangereuses, parce que les moyens de battre sont plus éloignés et moins nombreux.
Doubles revirades. Les doubles revirades se font en découvrant deux cases du grand jan pour en faire une plus éloignée. Elles sont rares, et n'ont lieu le plus souvent qu'en découvrant les sixième et septième cases, lors qu'étant sur le point de remplir, on croit plus utile de faire, par cette double revirade, la case qui reste vide, que de mettre une dame dedans. On s'y détermine ordinairement ou parce qu'on croit, d'après la disposition de son jeu, qu'il sera plus facile de couvrir ces deux dames d'un seul et même coup que celle qu'on aurait mise en demi-case à une flèche plus éloignée; ou parce qu'on a intérêt d'éloigner les dames qui pourraient être battues par l'adversaire. Mais, pour se décider à faire cette doublé revirade, il est essentiel que la dixième case dé l'adversaire soit vide; car autrement, le 6 et le 5 portant sur l'une et l'autre dame, et ouvrant un double passage pour atteindre les dames exposées dans le petit jan, un trop grand nombre de probabilités se réunirait pour la perte du trou
Il est une autre espèce de double revirade qui consiste à pousser une case entière du grand jan à une flèche vide plus éloignée. Il est rare que cette revirade soit utile; c'est le plus souvent une faute que font les joueurs inexpérimentés, croyant avancer ainsi leur jeu. Par cette manière, au contraire, non seulement ils le retardent, mais ils en resserrent l'étendue, et s'exposent par conséquent à l'influence funeste des gros points plusieurs fois répétés. Enfin en jouant ainsi ils se privent des moyens nombreux qu'ils auraient eus de jouer avantageusement les coups subséquens, s'ils avaient mis deux dames à bas. On ne doit donc se décider à faire ces doubles revirades, que quand elles sont absolument nécessaires. Elles le sont, par exemple, lorsqu'ayant intérêt de défendre le trou, on les emploie comme moyen de fermer dans le grand jan, un passage par lequel une dame exposée en demi-case dans le petit jan pourrait être atteinte, en sorte que ce passage étant fermé, la dame qui aurait pu être battue à vrai, ne peut plus l'être qu'à faux. Elles sont encore nécessaires lorsque le doublet amené et avec lequel se fait cette révirade, ne pourrait être joué à bas que d'une manière très défavorable: mais ces exemples sont extrêmement rares. Enfin on peut et on doit même faire ces revirades, lorsqu'en les faisant, le jeu reste disposé de manière à offrir la plus grande sécurité pour les coups suivants.
Moment du plein. C'est lorsqu'on n'a plus qu'une case à faire dans le grand jan, et que par conséquent on est arrivé au moment du plein, que l'intérêt redouble de part et d'autre; c'est alors que l'on doit consulter avec une attention spéciale l'état des jeux, et leur avancement respectif.
Mettre dedans C'est alors, si cet avancement est à peu près égal de part et d'autre, que chacun des joueurs doit aspirer à mettre dedans le premier, et éviter de perdre un temps propice, une occasion favorable: car cette perte peut devenir irréparable. Il faut calculer et les avantages et les dangers de cette priorité. On peut même s'exposer, pour se la procurer, à quelques chances peu nombreuses d'être battu, quand elles sont compensées par les avantages de cette priorité. On doit comparer le danger possible auquel on s'expose, avec l'avantage certain qu'obtiendrait l'adversaire, si cette priorité lui était abandonnée. Enfin il faut, dans ce moment, éviter également et une prudence trop timide, et une confiance trop peu réfléchie. Dans tous les cas, on doit se régler sur les probabilités qu'offre une juste application des calculs.
Donner à battre à faux dans le petit jan, lorsqu'on a un jeu retardé. Si l'avancement des jeux est tellement inégal qu'un joueur ne puisse espérer d'arriver au plein avant son adversaire, alors il doit se livrer à une sage défensive, c'est-à-dire s'occuper d'opposer à cet adversaire tous les obstacles, tous les écueils capables de renverser ses espérances, et même de les convertir en désastres. C'est dans le petit jan que doivent se préparer ces écueils, en y exposant des dames qui puissent être battues à faux, si l'adversaire amène de forts points qui portent sur ces dames ainsi étalées. Il faut donc, en les exposant, choisir les flèches qui donnent le plus de chances pour être battues à faux. Il arrive souvent que ces dames étant disposées avec prévoyance, le joueur qui remplit ou qui vient de remplir, perd le trou par un sonnez, un quine, un 6 et 4. Ainsi son jeu se consommant par les gros points qu'il est forcé de jouer, il se trouve exposé à ne pouvoir conserver son plein assez longtemps pour obtenir le trou. Mais si le joueur arriéré ne gagne pas le trou par les dames battues à faux, il peut obtenir quatre ou huit points qui ôtent la bredouille des jetons, retardent le marqué, et déterminent souvent le joueur à s'en aller, malgré la beauté de son jeu; ce qu'il n'aurait pas fait, s'il n'eût pas battu à faux.
Mettre deux dames en demi-case, pour se soustraire à un plus grand danger. Lorsqu'il reste encore dans le grand jan deux flèches entièrement vides, il est utile en beaucoup de circonstances, il est même quelquefois nécessaire de garnir, si on le peut, par un seul et même coup, l'une et l'autre de ces deux flèches de dames en demi-case. Il arrive même que pouvant faire une de ces cases, on préfère avec raison de placer une dame dans chacune; et cette préférence est encore fondée ou sur l'utilité, ou sur la nécessité. Elle est utile lorsque l'adversaire n'ayant pas encore de points, on a un grand espoir d'arriver le premier au plein, parce que, toutes choses égales, on a plus de chances pour couvrir deux dames en demi case, que pour faire une case entière, ainsi que nous le démontrons par là cinquième table insérée dans le chapitre XV. Mais cette mesure ex pose à des dangers, car elle offre souvent à l'adversaire de nombreux moyens de prendre le trou. Il faut donc, pour y avoir recours, que cet adversaire n'ait pas encore de points; il faut que la position de son jeu ne lui donne pas un trop grand nombre de dés directs portant à la fois sur l'une et sur l'autre flèche, et que les dames exposées en demi-case ne le soient pas sur des flèches trop rapprochées du jeu opposé. Il faut, par exemple, qu'elles le soient sur les sixième et septième, ou tout au plus sur la sixième et la huitième, en supposant même que l'adversaire ait sa dixième flèche vide le danger sera moindre si la neuvième l'est pareillement. Enfin il faut encore que le petit jan soit garni de manière qu'on ait un assez grand nombre de chances pour remplir le coup suivant, ou au moins pour couvrir une de ces dames, surtout celle qui est la plus rapprochée de l'adversaire.
Mais toutes ces considérations, tout cet appareil de dangers ne doivent plus arrêter lorsqu'il existe une urgence qui commande de tout risquer pour échapper à de grands désastres. Telle est celle résultant de la position dans laquelle un joueur menacé de la grande bredouille, à son jeu dans un état de ruine qui présente un danger imminent et prochain, lorsque celui de l'adversaire offre au contraire les plus grandes espérances. Ce joueur ainsi menacé doit alors tout risquer; il doit saisir avec empressement tous les moyens de garnir les deux flèches qui restent vides; il ne doit pas craindre de sacrifier des points, et même des trous, pour arrêter les progrès de l'adversaire, à qui ces flèches vides fourniraient de grands moyens d'accroître ses succès et d'en atteindre promptement le terme et le prix.
Mettre dedans par revirades. Lorsqu'on met une dame dedans au moment de remplir, on doit examiner attentivement s'il est plus utile de la laisser découverte à la place où on l'a posée, que de la couvrir par une revirade. Deux objets doivent spécialement fixer dans cet examen l'attention du joueur : premièrement le danger de donner le trou, et le nombre des chances qui réaliseraient ce danger; secondement le nombre comparé des chances qu'on aurait pour remplir dans l'un ou l'autre cas. Si l'on se trouve avoir soit en revirant, soit en ne revirant pas, le même nombre de chances pour remplir, nul doute qu'on ne doive revirer, parce qu'en s'éloignant, on diminue le nombre des chances par lesquelles on peut être battu. Si, sans diminuer le nombre des chances pour remplir, on diminue en revirant, le nombre de celles qui pourraient donner le trou à l'adversaire, on doit encore incontestablement revirer. Mais si, au contraire, en revirant on diminuait le nombre des chances pour la perte du trou, et qu'en même temps on se privât de beaucoup de moyens de remplir, et surtout des nombres directs, tels que le 6 et le 5, dont l'influence est si utile quand ils sont favorables, et si nuisible quand ils sont contraires; alors on devrait s'abstenir de revirer, et s'exposer plutôt à quelques chances de plus qui pourraient donner le trou à l'adversaire.
Nous avons inséré dans la quatrième table, chapitre XV, les calculs indicatifs du nombre des chances qu'on a pour remplir dans les différentes positions; on peut consulter ces calculs et les étudier, pour se guider avec certitude dans le choix des moyens qui peuvent donner le plus grand nombre de probabilités pour remplir.
Conservation du plein. Lorsque le plein est enfin terminé, on doit s'occuper des moyens de le conserver le plus longtemps possible, et d'obtenir, en le conservant, au moins un ou deux trous, si l'état respectif des jeux ne permet pas d'en espérer davantage. Si le plein est terminé de part et d'autre, la conduite de chaque joueur doit être différente, et relative à l'état d'avancement où se trouve son jeu.
Cas où il faut s'exposer à être battu à faux, ou s'en garantir. Celui qui a le plus de latitude, c'est-à-dire un plus grand nombre de points à jouer sans rompre, doit s'exposer, le plus qu'il lui est possible, à être battu à faux, et disposer ses dames en conséquence, parce qu'il n'en peut résulter pour lui aucun danger probable. Mais celui dont le jeu est le plus avancé, et à qui par conséquent il reste moins de points à jouer sans rompre, ne doit s'exposer à être battu à faux qu'avec la plus grande circonspection, et autant seulement que cela lui est nécessaire pour parvenir au trou. Ainsi, lorsqu'il a quatre points, il ne doit exposer qu'une seule dame en demi-case, parce que s'il en exposait deux, et qu'elles fussent battues l'une et l'autre, il marquerait le trou sans pouvoir s'en aller : il se trouverait ainsi exposé à toutes les suites qui pourraient résulter de la supériorité du jeu de l'adversaire. Par le même motif, lorsqu'il a huit points, il doit s'il le peut, ne laisser aucune dame exposée à être battue, où, s'il est obligé d'en laisser, préférer celles qui sont placées à une plus grande distance, afin de diminuer au moins le nombre des chances qu'il a à redouter. Si l'adversaire se trouvait aussi avoir huit points, alors il faudrait, s'il était possible, exposer deux dames, ou au moins une, parce que cet adversaire prenant nécessairement le trou par le coup qu'il doit jouer, il est possible que par ce même coup, il donne ou huit points ou quatre points. Dans le premier cas, il est forcé de s'en aller; dans le deuxième, la prudence exige souvent qu'il prenne le même parti; ou s'il ne le prend pas, il reste au joueur qui est battu à faux, et qui reçoit quatre points, des prétentions probables au trou.
Tout entrer dans le grand jan. Lorsque le jeu s'avance au point qu'on n'a plus qu'un espoir faible et incertain de conserver encore deux fois, où même une seule, un moyen bien utile, et qu'on ne doit jamais négliger pour prolonger la conservation du plein, c'est de monter, si le dé le permet, toutes les dames du petit jan dans le grand jan, et de les y placer de manière à se réserver les plus gros points possibles. Par ce moyen on se réduit à l'impuissance de jouer les 6, ce qui multiplie les chances pour ne pas rompre. Cet avantage est bien préférable à celui très incertain d'ailleurs qu'on aurait pu obtenir en laissant dans le petit jan une dame exposée à être battue à faux, puisque par-là on se serait privé d'un grand nombre de chances pour conserver le plein.
Danger de cette méthode. Mais cette manière de jouer peut devenir nuisible à celui qui l'emploie. Supposons, par exemple, les trois dames surnuméraires entrées dans le grand jan, y soient placées en surcase sur les sixième et septième flèches, et que l'adversaire ait un jeu usé de manière à ne pouvoir plus tenir, il ne manquerait pas de jouer le coup qui lui surviendrait, en dégarnissant totalement la première flèche de son grand jan, afin que le joueur fût forcé de rompre par les 6, sauf le 6 et 5, et le 6 et 4; et même de passer son coin par un sonnez, s'il survenait ainsi les mêmes 6 qui lui auraient été favorables pour prolonger la conservation de son plein, en produiraient une plus prompte rupture.
Quelquefois la conservation du plein du grand jan se prolonge jusqu'à parcourir, en le conservant toujours, les deux jans de l'adversaire; et c'est alors que commence l'entreprise du jan de retour, dont la conduite fera le sujet du chapitre suivant. Nous avons dû nous borner dans celui-ci à établir des principes généraux dont la théorie est applicable à toutes les positions particulières : ce sera à chaque joueur à en faire une juste et sage application.